Le
raisonnement talmudique


Compte-rendu
d’une conférence

donnée
en janvier 1999, dans le cadre du

Centre
d’études juives auprès de l’Université de Genève.

Nouvelle
édition[1],
Genève, 1999.

 

Avant-propos.
Introduction.

La démarche du logicien.

L’argument a fortiori (qal va’homer).
Validation.
La confirmation ou l’élimination d’une hypothèse par l’évidence.
La problématique rabbinique.
La règle No. 8: Lélamède.
Autres règles en bref.
Bilan.


Avant-propos.

Ce livret retrace l’essentiel d’une conférence
que j’ai donnée le 27 janvier 1999, dans le cadre du Centre d’études juives
auprès de l’Université de Genève.

Malgré la difficulté du sujet, une bonne
cinquantaine de personnes de divers milieux étaient présentes à l’Uni-Dufour
ce soir-là, peut-être en partie à cause d’une interview parue dans la Revue
Juive
quelques jours avant.

Après la conférence, certains participants m’ont
donné des conseils visant à faciliter la compréhension de mes propos. En
particulier, on m’a recommandé d’utiliser plus de diagrammes – ce que j’ai fait
ici pour vous.

Le présent essai ne fait que reprendre certains
points que j’ai traités plus complètement dans Judaic Logic: A Formal Analysis of
Biblical, Talmudic and Rabbinic Logic
.

On
ne peut que superficiellement présenter un domaine aussi dense que le
raisonnement talmudique dans une conférence ou dans un compte-rendu aussi bref.

Il
manque inévitablement beaucoup de détails significatifs, de nuances
importantes et d’explications nécessaires. Ceux qui voudraient en savoir plus
pourront consulter mon oeuvre principale sur le sujet.

Je
dois avouer ne pas être un expert en talmud. Mais je crois m’être
exceptionnellement bien informé concernant le raisonnement talmudique.

Mon
intérêt n’est pas dans le contenu juridique du talmud, mais dans la manière
dont il est apparemment justifié. C’est surtout d’un point de vue épistémologique
que je traite le sujet.

En
fin de compte, les arguments rabbiniques sont-ils logiquement valides? Certains
le sont; d’autres non. On peut le voir clairement en exposant leur format précis,
indépendamment de tout contenu spécifique.

Je
crois avoir démontré que le raisonnement talmudique n’est pas, comme certains
le prétendent, entièrement crédible. Il inclut des manipulations que le
logicien averti ne peut pas honnêtement admettre.

Une
telle conclusion n’est pas sans conséquence politique dans le climat actuel…


Introduction.

Le talmud
(qui veut dire enseignement) est composé de plusieurs couches. La première est
la michna (apprendre par répétition),
qui comprend des discussions entre rabbins du 1er s. avant l’ère
commune (AEC) au 1er s. de l’ère commune (EC), et qu’on appelle
les tannaïmes. La deuxième couche
est la guémara (la finition), qui
couvre les débats juridiques de rabbins, nommés amoraïmes, jusqu’au 5e s. Au-delà de ça, on y a intégré
des commentaires de toutes les périodes suivantes, tel celui de Rachi
(1040-1105).

La michna se veut un résumé de la loi juive
oralement transmise depuis le temps de Moïse, basée sur et commentant la loi
écrite dans la Torah, et dans une
moindre mesure dans le reste des écrits sacrés (le Nakh[2]). La guémara est à son
tour un commentaire sur et une amplification de la michna. Ensemble, ils
constituent le talmud, un énorme ouvrage, plein d’arguments tortueux et très
souvent enrichissant d’une manière ou une autre.

Les rabbins ont, au fur et à mesure de leur développement
de la loi juive, utilisé certaines méthodes d’interprétations, qu’on
appelle des règles herméneutiques. Par exemple, les sept règles de Hillel
haZaken (1er s. AEC), ou les treize règles R.
Ichmaël
ben Elicha (2e s. EC).

Chacun de ces rabbins avait, d’une manière caractéristique,
des collègues avec des opinions divergentes concernant ces raisonnements.
Ainsi, Hillel avait son Chammaï, et
R. Ichmaël avait son R. Akiva ben
Yossef. Nous n’avons pas, à ma connaissance, des listes de règles à leurs
noms, comme pour leurs concurrents, mais leurs divergences méthodologiques sont
bien connues et documentées.

Il faut bien noter que ces diverses méthodes interprétatives
(appelées midote au pl., midah
au sing.) ne sont pas écrites dans la
Torah
.

On y trouve un passage (Deut. 17:8-13) qui semble
donner l’autorité à certains – spécifiquement, les prêtres ou les juges –
de juger des cas et donc d’interpréter la loi (comme Moise l’a fait en son
temps, avant de passer ses pouvoirs à d’autres selon Ex. 18:25-26). Mais
une telle licence d’ordre général, qui n’explicite pas de méthodologie spéciale,
ne peut constituer une justification de règles herméneutiques non-naturelles
.

Ce n’est qu’au temps du rabbin Saadia ben Yossef Gaon
(882-942), plusieurs siècles après le talmud, que se développe (dans le cadre
de ses débats avec les Qaraïtes, qui à ce temps réclamaient une lecture plus
littérale de la Torah) la doctrine selon laquelle ces méthodes spécifiques
sont d’origine divine, transmises par Moïse en tant que tradition orale.

Mais il faut bien souligner que nous n’avons aucune
preuve documentaire
que durant les 1,200
ans
entre le don de la Torah et le début des débats talmudiques il y a eu
connaissance et utilisation de ces moyens d’interprétation. Les écrits du
Nakh, en particulier, n’en donnent aucun indice fiable.

Le scénario traditionnel d’une transmission orale
sans faille pendant plus d’un millénaire est très douteux, vu ce silence.

Tout porte à croire, au contraire, qu’au temps du
talmud ces diverses méthodologies se sont développées
graduellement, ad hoc
. Tel rabbin veut prouver que telle loi traditionnelle,
reçue de ses maîtres, était ancrée dans la Torah écrite. Il propose un
raisonnement qui aurait ce résultat désiré, et convainc ses pairs. Plus tard,
dans une autre situation, lui ou un autre propose un raisonnement similaire,
avec le même succès pratique. Dès lors, ce schéma de raisonnement acquiert
une certaine légitimité et devient un des instruments théoriques à
disposition des rabbins du talmud.

Mais des rabbins prestigieux affichent des différentes
tendances méthodologiques, et des écoles se forment. Dans les débats, parfois
cette tendance prend le dessus, parfois une autre. Ainsi, la halakhah
(la loi juive) peut se développer par des
moyens contradictoires
, qui par conséquent acquièrent tous une légitimité.

Des listes sont formulées, qui collectionnent les méthodes
les plus utilisées. On remarque non seulement des différences entre rabbins de la même période (tels Hillel et
Chammaï, ou R. Ichmaël et R. Akiva), mais aussi une évolution d’une période à l’autre. Ainsi, la liste de R.
Ichmaël (comprenant treize règles) est plus longue que celle de Hillel (sept règles).
Si on les compare, on voit que certaines règles correspondent, d’autres se
retrouvent fusionnées ou scindées, d’autres encore sont absentes chez l’un
et présentes chez l’autre.

On peut ainsi, après des analyses très détaillées,
tracer comment chacune de ces règles exégétiques a vraiment fait son
apparition; et voir que la thèse de Saadia Gaon, selon laquelle il y a une
continuité dans ces méthodes dans le talmud et avant lui jusqu’au temps de
Moise, cette thèse est très douteuse, très difficile à soutenir vu les
faits. Au contraire, tout confirme la thèse d’un développement assez
anarchique, sans réflexion formelle, c. à d. sans effort de vérification
avant utilisation, et donc sans garantie d’objectivité.
[3]

Je vais maintenant vous montrer de quoi il s’agit
plus concrètement, en vous présentant trois exemples significatifs.


Nous
allons commencer notre exposé en nous penchant sur l’argument a fortiori.

Il faut d’abord comprendre la démarche du logicien, les questions qu’il se pose devant
chaque raisonnement qu’il rencontre dans un discours.


1) Exposition/Formalisation. Qu’est ce que, par ex., les quatre passages suivants, tirés
de la Bible, ont en commun (et qu’est
ce qui les distinguent entre eux)?


(Vous allez voir la réponse à cette question un peu
plus loin, sans effort, mais il faut se rappeler qu’elle n’était pas facile
à trouver, à cause des variations évidentes entre les exemples ci-dessous et
d’autres.)


a) Nombres 12:14. (D.
se fâche avec Myriam, qui a dit du mal de son frère Moïse.)

Si son père lui avait craché au visage, ne
serait-elle pas un objet de honte durant sept jours?

Qu’elle soit donc séquestrée sept jours hors du
camp…!


b) Exode 6:12. (Moïse
s’adresse à D., qui veut lui confier une mission.)

Les enfants d’Israël ne m’ont pas écouté,

et comment Pharaon m’écouterait-il…?


c) Genèse 44:8. (Les
frères de Joseph répondent à une accusation de vol.)

L’argent que nous avons trouvé à l’entrée de
nos sacs, nous te l’avons rapporté du pays de Canaan;

et comment aurions nous dérobé, dans la maison de
ton maître, de l’argent et de l’or?


d) Deutéronome 31:27. (Moïse critique les Enfants d’Israël.)

Si moi vivant encore, étant aujourd’hui avec vous,
vous vous êtes déjà révoltés contre le S.,

qu’en sera-t-il après ma mort?


Une fois la réponse aperçue et testée sur des
exemples connus, le logicien se pose une deuxième question:


2) Evaluation. L’argument en question est-il valide?


Cela veut dire, a-t-on le droit, logiquement, de
tirer la conclusion supposée des prémisses données? Est-ce que les “prémisses”
impliquent vraiment et invariablement la “conclusion”?

On cherche donc à justifier l’argument, ou si on
n’y arrive pas à le déclarer fallacieux (sinon en tant qu’antinomie, au
moins en tant que non sequitur).

S’il est justifié, on peut faire confiance aux inférences
ayant le schéma en question. Sinon, c’est de la pure rhétorique, sans valeur
scientifique.

La validation d’un argument se fait, généralement,
par ce qu’on appelle sa réduction,
directe ou indirecte (ad absurdum), à
un ou plusieurs autres arguments, qui sont plus immédiatement évidents, plus
faciles à assimiler mentalement, plus simples, plus universellement connus et
reconnus.


Une troisième question que peut se poser le logicien
est la question historique:


3) Histoire.
Quand (et où et comment) est-ce que l’argument en question est apparu
dans l’histoire
?

[4]


En ce qui concerne les arguments bibliques ci-dessus,
leurs datations dépendent de celle des livres de la Bible en question. Selon la
tradition juive et beaucoup d’historiens, ils seraient âgés de plus de trois
mille trois cents ans. Les rabbins de l’époque talmudique les avaient remarqués
et s’en servaient comme exemples.

Mais il faut noter que dans Sifra (ch. 1), il n’y a que mention
de l’argument a fortiori, comme un des treize principes de R. Ichmaël ben
Elicha pour l’interprétation de la Torah. Même chose chez Hillel, son prédécesseur.
Il y a, de plus, comme sources
descriptives
, les dix utilisations de l’argument listées par le midrach (Berechit
rabbah 92:7, parachat Miqets
), éparpillés à travers le Tanakh, et un
grand nombre de cas dans le talmud.

J’ai démontré (dans Judaic Logic, suite à une recherche intense dans une concordance
guidée par des indices linguistiques) que la liste du midrach est loin d’être
complète. En fait il y a au moins trente cas d’a fortiori dans le Tanakh.
(Cette découverte met le midrach en question en doute).


L’argument a fortiori (qal
va’homer
).

C’est le principe herméneutique No. 1 de R. Ichmaël,
et aussi de Hillel.


Un tel argument consiste en deux prémisses, la
majeure et la mineure, et une conclusion. On y trouve quatre termes (ou thèses):
le majeur (P), le mineur (Q), le moyen (R) et le subsidiaire (S).

Il s’agit d’un argument essentiellement quantitatif:
sachant qu’une qualité R est possédée (ou impliquée), ou non, par chacun des
termes (ou thèses) P, Q, S à divers degrés (les prémisses) – on arrive par
des comparaisons entre ces degrés à expliciter l’information qui manque (la
conclusion).


L’argument a fortiori a quatre figures principales[5],
qui se distinguent par les positions relatives des termes (ou thèses) dans les
trois propositions concernées. Le tableau ci-dessous détaille ces positions.
Les quatre cas valides sont listés, avec des exemples, sur les prochaines
pages.


A
fortiori

Figure
1

Figure
2

Figure
3

Figure
4

Prémisse
majeure

PRQ

PRQ

RPQ

RPQ

Prémisse
mineure

QRS

PRS

SRP

SRQ

Conclusion

PRS

QRS

SRQ

SRP


En regardant les cas valides, on remarque une différence
structurelle entre les deux premiers cas, où P et Q sont des sujets (ou antécédents),
et les deux deuxièmes cas, où P et Q sont des prédicats (ou conséquents).
Dans chacune de ces structures, on trouve une version positive et une négative,
selon si P ou Q est dans la prémisse mineure ou dans la conclusion[6].

J’ai identifié deux formats, le
“copulatif” (qui utilise la copule, être) et
“l’implicationnel” (qui y substitue la relation d’implication)[7].
C’est pourquoi dans les pages suivantes j’écris “est (ou implique)”;
ne lire que l’un ou l’autre verbe à la fois si les phrases semblent confuses
comme ça.


1)
P, Q sont des sujets (ou antécédents); version positive (du mineur au majeur[8]):


P est (ou
implique) R plus que Q est (ou
implique) R

et Q est (ou
implique) R assez pour être (ou
impliquer) S

donc, P est (ou
implique) R assez pour être (ou
impliquer) S.


Exemple: Nombres 12:14.

La désapprobation
divine est plus sérieuse que celle d’un père;[9]

la désapprobation
paternelle est assez sérieuse pour causer l’isolement dans la honte sept jours;

donc, la désapprobation
divine mérite l’isolement dans la honte sept jours.


N.B.
cet exemple sert à illustrer le principe de suffisance, dit dayo.
Ce principe, connu des rabbins, limite les inférences quantitatives, bloquant
l’expectation de proportionnalité. Ainsi, dans notre cas précis, bien que la
désapprobation divine soit plus importante que celle d’un père humain, la
punition déduite reste la même (sept
jours).


2)
P, Q sont des sujets (ou antécédents); version négative (du majeur au
mineur):


P est (ou
implique) R plus que Q est (ou
implique) R

mais P n’est (ou
n’implique) pas assez R pour être (ou
impliquer) S

donc, Q n’est (ou
n’implique) pas assez R pour être (ou
impliquer) S.


Exemple: Exode 6:12.

Les enfants
d’Israël craignent D. plus que Pharaon le craint;

pourtant, ils
ne l’ont pas assez craint pour obéir à Moïse;

donc, Pharaon
ne craindra pas D. assez pour le faire.


3)
P, Q sont des prédicats (ou conséquents); version positive (majeur au
mineur):


Plus de R est
requis pour être (
ou impliquer) P que pour être (ou
impliquer) Q

et S est (ou
implique) R assez pour être (ou
impliquer) P

donc, S est (ou
implique) R assez pour être (ou
impliquer) Q.


Exemple: Genèse 44:8.

Qui rend de
l’argent trouvé est plus honnête que celui qui s’abstient de voler un gobelet;

nous (frères
de Joseph) étions assez honnêtes pour rendre l’argent trouvé dans nos sacs;

il est donc
certain que nous sommes assez honnêtes pour ne pas voler un gobelet en argent.


4)
P, Q sont des prédicats (ou conséquents); version négative (mineur au
majeur):


Plus de R est
requis pour être (
ou impliquer) P que pour être (ou
impliquer) Q

mais S n’est (ou
n’implique) pas assez R pour être (ou
impliquer) Q

donc, S n’est
(
ou n’implique) pas assez R pour être
(
ou impliquer) P.


Exemple: Deutéronome 31:27.

Il faut plus de
discipline pour obéir à D. dans l’absence de son émissaire que dans sa présence;

les enfants
d’Israël n’étaient pas assez disciplinés pour obéir à D. du vivant de Moïse;

donc, on peut
douter qu’ils le soient après sa mort.


Les
cas ci-dessus sont les principaux cas valides. Il convient de noter que si,
dans les arguments ci-dessus, on remplace la prémisse mineure par la
conclusion et vice-versa, on obtient un cas invalide. Pour exemple:

Les
prémisses “P est plus R que Q l’est, et P est assez R pour être S”
ne donne pas comme conclusion
“Q est assez R pour être S”.

De même dans les autres cas. Il faut donc prendre en
compte la polarité aussi bien que la structure pour déterminer la validité
d’une orientation.


Il
faut surtout noter qu’il n’y a, chez les rabbins, aucun effort formel de validation; l’utilisation biblique est considérée comme
suffisamment probante.

Je vous suggère ci-dessous comment il aurait fallu
valider les arguments a fortiori (sans néanmoins mentionner les conditions précises
d’application). Il s’agit d’élucider les relations simples contenues dans les
prémisses, pour y retrouver la conclusion proposée.


Figure
1.


Ce qui est P
est plus R que ce qui est Q =

(i)
Ce qui est P, est à un certain degré R (disons, Rp);

(ii)
Ce qui est Q, est à un certain degré R (disons Rq);

(iii)
et Rp est plus grand que Rq.

et ce qui est Q
est assez R pour être S =

(iv)
Ce qui est Q, est à un certain degré R (disons, Rq);

(v)
Ce qui est à un certain degré R (disons, Rs), est S;

(vi)
et Rq est plus grand que ou égal à Rs.


(i)
Ce qui est P, est à un certain degré R (soit Rp);

(v)
Ce qui est à un certain degré R (soit Rs), est S;

(iii + vi)
et (puisque Rp>Rq>Rs) Rp est plus grand que Rs.

=
donc, ce qui est P est assez R pour être S.


Figure
3.


Plus de R est
requis pour être P que pour être Q =

(i)
Ce qui est à un certain degré R (disons, Rp), est P;

(ii)
Ce qui est à un certain degré R (disons Rq), est Q;

(iii)
et Rp est plus grand que Rq.

et ce qui est S
est assez R pour être P =

(iv)
Ce qui est S, est à un certain degré R (disons, Rs);

(v)
Ce qui est à un certain degré R (disons, Rp), est P;

(vi)
et Rs est plus grand que ou égal à Rp.


(iv)
Ce qui est S, est à un certain degré R (soit Rs);

(ii)
Ce qui est à un certain degré R (soit Rq), est Q;

(iii + vi)
et (puisque Rs>Rp>Rq) Rs est plus grand que Rq.

=
donc, ce qui est S est assez R pour être Q.


Les
versions négatives (figures 2 et 4) peuvent être validées ad
absurdum
depuis les versions positives. En essayant de nier la conclusion
négative tout en réaffirmant la prémisse majeure, on obtient la négation
de la prémisse mineure (ce qui démontre que la conclusion proposée n’est
pas niable).

Notes: Dans ce diagramme, les quantités de R
vont en ordre grandissant de gauche à droite.

 

Concernant les figures 2 et 4 (négatives), ce
diagramme est représentatif à condition que Rs existe.


C’est évident que la vérité de la conclusion dans
chaque cas dépendra de la vérité des prémisses, même si formellement telles
sortes de prémisses impliquent telle sorte de conclusion. Si les prémisses
sont vraies, la conclusion doit l’être aussi; mais si les “prémisses”
sont fausses, la “conclusion” n’est pas nécessairement fausse en
elle-même, car elle pourrait être correcte pour d’autres raisons. Cela est
vrai dans tout raisonnement, pas seulement l’a fortiori.

Cette évidence est reconnue par les rabbins à
travers leur doctrine de l’objection (téchuvah
en hébreu, pirka
en araméen), selon laquelle on peut souvent mettre une déduction formellement
valide en doute en démontrant qu’au moins une prémisse est moins générale
qu’elle en a l’air, ou autrement incertaine ou fausse.



Tandis
que l’argument a fortiori est un exemple d’argument déductif
bien ancré dans la Torah – et très bien utilisé, explicité et compris par
les rabbins (malgré que pas strictement formalisé ni validé par eux) – les
arguments inductifs dont nous allons
maintenant parler étaient utilisés couramment mais, bien que leur source
soit biblique, pas vraiment remarqués par les rabbins.


La confirmation ou l’élimination d’une hypothèse par l’évidence.


J’attire d’abord votre attention sur deux passages de
la Torah, concernant l’évaluation de prophètes et de leurs prophéties:


Deutéronome
13:2-4.

S’il s’élève en ton sein un prophète ou un
faiseur de rêves et s’il te donne un signe ou un prodige, et que se
réalisent
ce signe et ce prodige qu’il t’a annoncés en disant: suivons
des dieux étrangers – que vous ne connaissez pas – et allons les servir: N’écoute
pas les paroles de ce prophète ou ce faiseur de rêves, car le S. votre D.
vous met à l’épreuve afin de savoir si vous aimez le S. votre D. de tout
votre cœur et de toute votre âme.


Deutéronome
18:21-22.

Et si tu dis en ton cœur: “Comment
reconnaîtrons-nous la parole que le S. n’aura pas prononcée?” Si le
prophète annonce une chose au nom du S. et cette chose n’a pas lieu, ne se réalise pas, ce sera la parole que le S. n’aura
pas prononcée, c’est avec impudence que le prophète l’aura annoncée, tu ne
le craindras pas.


Dans le premier passage, bien que la prédiction en
question se soit réalisée, on n’est pas logiquement forcé de croire aux thèses
antécédentes de celui qui la faite (et de plus, puisqu’il dit “suivons
des dieux étrangers…”, ce qui contredit la thèse monothéiste de la
Torah, on doit ne pas y croire).

Tandis que dans le deuxième passage, le seul fait
que la prédiction ne s’est pas réalisée suffit pour discréditer les thèses
antécédentes de celui qui l’a faite.

Ces passages, donc, nous apportent des
critères empiriques d’évaluation
d’idées religieuses ou autres, qui
complètent les critères purement textuels. Ils servent à contrer nos
tendances, respectivement, à être naïvement convaincus par des prédictions
individuelles correctes ou à s’attacher à des préjugés.


En
contraste à l’argument a fortiori (qal
va’homer
) qu’ils ont inclut dans leurs listes herméneutiques, les rabbins
du talmud n’y ont pas inclut ces principes de l’induction. Ils n’ont donc
pas pris conscience de leur pleine portée, tout en les utilisant très souvent,
p. ex. quand ils testent leurs idées par référence à la Torah (en tant que
base de données), ou ils font appel à des observations naturelles ou encore
ils débattent entre eux de manière dialectique (voir ci-dessous).


On
remarque la similarité entre la méthode ainsi préconisée par la Bible pour
la vérification ou falsification d’une prophétie (ou son prophète), et la méthode
proposée par le philosophe anglais Francis
Bacon
(1561-1626) pour tester des thèses scientifiques ou autres[10].
C’est la méthode dite hypothético-déductive,
qui comprend deux techniques principales:


La technique positive: Si
un postulat est consistant (c. à. d. sans contradictions internes) et a
certaines implications logiques nécessaires, et ces implications s’avèrent
être en accord avec les données
de l’expérience, le postulat se trouve confirmé
(renforcé) par ces données, mais pas nécessairement prouvé.


La technique négative: Si
un postulat est inconsistant, ou s’il est consistant mais a certaines
implications logiques nécessaires et ces implications s’avèrent être en
désaccord
avec les données de l’expérience, le postulat se trouve réfuté
(éliminé) par son inconsistance ou par lesdites données, et non pas
seulement affaiblit.


La
méthode biblique se différencie par son champ d’application plus spécifique
(la prophétie). Mais si on considère le
fait que, dans le judaïsme, la prophétie tient le rôle de mode
cognitif le plus élevé
, on peut, par un argument a fortiori, généraliser
cette méthodologie d’évaluation à tous les autres modes de pensée, tels que
les raisonnements rabbiniques
, ou plus largement encore les raisonnements
scientifiques et ceux de tout un chacun.


Il
s’agit d’une vérité épistémologique incontournable, le cœur de la
logique inductive. Elle n’est pas justifiée – ni rejetée – par décret
divin. Comme pour l’argument a fortiori, on doit admettre que sa concrétisation
dans la Torah n’a pas de but justificatif, mais représente une application.
Ce sont des formes de pensée dont l’être humain a naturellement besoin pour
assimiler son expérience du monde et construire un savoir abstrait qui y
correspond.

En
fin de compte, on ne peut admettre de contradictions entre nos théories,
religieuses ou autres, et les données de l’expérience pure; toutes nos
croyances et connaissances doivent être harmonisées.

En conclusion, les
doctrines et lois formulées par les rabbins peuvent et doivent être évaluées
par l’entremise de ces principes inductifs
. Ils n’échappent pas à
l’universalité et la force de conviction logique de ces arguments, que, de
plus, même Moise nous instruit dans le Deutéronome pour l’évaluation de
prophéties.

D’autres passages de la Torah, concernant le témoignage
et le jugement dans les tribunaux, confirment cet attachement ferme à la vérité
objective, contre toute influence ou pression de facteurs intérieurs ou extérieurs[11].


Nous
allons maintenant nous pencher sur la règle No. 8 de R. Ichmaël, qui en fait
comprend deux versions, une “généralisatrice” (8a) et une “spécificatrice”
(8b).


La problématique
rabbinique
ici (comme dans certains autres cas, notamment les règles 9 et 10)
peut être formulée comme suit, en se référant au diagramme suivant: connaissant
les relations latérales entre quatre termes, quelles seraient les relations
diagonales entre eux
?

Il faut comparer ce schéma à l’aristotélicien –
qui est plus basique, puisque le syllogisme concerne trois termes (le mineur, le moyen et le majeur), dont on connaît
deux relations (les prémisses) et on cherche à déduire d’elles une troisième
(la conclusion). Le diagramme dans ce cas serait triangulaire.

On peut par conséquent espérer réduire les
arguments rabbiniques de ce genre à des syllogismes aristotéliciens, mieux
connus et compris, et ainsi vérifier s’ils sont oui ou non valides de manière
objective et non-partisane.[12]


(On peut, en passant, se demander si les rabbins du
talmud connaissaient les travaux logiques d’Aristote (384-322 AEC). On l’aurait pensé, vu l’hellénisation
d’Israël après l’arrivée d’Alexandre. Mais apparemment ils ne s’y sont pas
intéressés, ou pas assez.)


Règle
No. 8.


Kol davar chéhayah bikhlal véyatsa min haklal LELAMEDE; lo lélamède al
atsmo yatsa, éla lélamède al haklal koulo yatsa.

(Traduction littérale: toute chose qui était dans
une généralité et qui est sortie de la généralité, est à enseigner; ne
pas enseigner qu’elle est sortie “sur elle-même”, mais enseigner
qu’elle est sortie “sur toute la généralité”.)


(8a)
Version généralisatrice –
LELAMEDE OTO HADAVAR
(enseigner la même chose).


Exemple concret (Sanhédrin
67b).

a) Selon Ex. 22:18, une sorcière (et on peut
supposer un sorcier) /S1/ est
passible de sentence de mort /P1/.

b) Selon Lev. 20:27, un médium ou nécromancien male
ou femelle /S2/ est passible de mort
par lapidation /P2/.

c) En supposant que les médiums et nécromanciens /S2/
sont des sorciers (toujours au masculin ou féminin) /S1/,

d) et sachant que la lapidation /P2/ est une manière de donner la mort /P1/,

e) on peut conclure que tous ceux qui pratiquent la
sorcellerie /S1/ sont passibles de
lapidation /P2/.


Forme implicite.

a) Prémisse majeure (la “généralité”): tous
les S1 sont P1
.

b) Prémisse mineure (la “sortie de la généralité”):
tous les S2 sont P2.

c) Prémisse concernant la relation des sujets: tous
les S2 sont S1
, mais pas tous les S1 sont S2.

d) Prémisse concernant la relation des prédicats: tous
les P2 sont P1
, mais pas tous les P1 sont P2.

e) Conclusion principale préconisée: tous
les S1 sont P2
.


On remarque que d) la relation entre les prédicats
est ici parallèle à c) celle entre les sujets (subordination).

La conclusion e) généralise le prédicat mineur /P2/
au sujet majeur /S1/. Mais, on
doit se demander, est-ce que cette conclusion est légitime selon le
syllogistique? Eh bien, non!

En prenant prémisses b) et c), on ne peut
conclure que: quelques S1 sont P2
(‘quelques’ veut dire ici, ‘tous ou seulement quelques-uns’): syllogisme 3/AAI.

Il s’ensuit que la
conclusion générale préconisée par R. Ichmaël généralise de
“quelques” (une quantité indéfinie) à “tous”. Elle
n’est donc pas entièrement déductive, mais inclut un acte inductif
. Elle
ne peut donc pas être considérée comme logiquement nécessaire; elle a une
alternative formellement acceptable.


(8b)
Version spécificatrice –
LELAMEDE HEFEKH HADAVAR
(enseigner la chose opposée).


Exemple concret (Baraïta
de R. Ichmaël).

a) Selon Lev. 22:3, quiconque étant impure
s’approche des offrandes sacrées /S1/ est
passible de la punition excision (carète)
/P1/
.

b) Selon Lev. 7:20, quiconque étant impure mange des
offrandes de paix /S2/ est passible
de la même punition /P2/.

c) Dans Lev. 7:37, les offrandes de paix /S2/
sont incluses dans une liste d’offrandes (considérées comme) sacrées /S1/.

d) On note qu’ici les deux punitions /P1,
P2/
sont identiques.



e) Donc, on conclut qu’étant impure
s’approcher/manger d’offrandes /S1/ moins
sacrées que celles de paix /S2/, ne
rend pas passible à cette punition /P2/.
(Les offrandes pour la maintenance du temple, p. ex., sont considérées comme
tombant dans cette catégorie.)


Forme implicite.

a) Prémisse majeure (la “généralité”): tous
les S1 sont P1
.

b) Prémisse mineure (la “sortie de la généralité”):
tous les S2 sont P2.

c) Prémisse concernant les sujets: tous
les S2 sont S1
, mais pas tous les S1 sont S2.

d) Prémisse concernant les prédicats: tous
les P1 sont P2
, et (dans le cas ci-dessus) tous les P2 sont P1 ou (dans
d’autres cas) pas tous les P2 sont P1.

e) Conclusion principale préconisée: il
y a des S1 (de ceux nonS2) qui ne sont pas
P2
.


On voit qu’ici dans d) c’est le prédicat majeur
qui est subordonné ou équivalent au prédicat mineur, tandis que dans c) le
sujet mineur reste subordonné au sujet majeur.

Depuis les prémisses a) et d) données, on
doit conclure que tous les S1 sont P2
par syllogisme 1/AAA. (Bien noter la
différence entre la prémisse d) ici, et celle dans l’exemple précédent; elle
explique la plus grande généralité de la conclusion ici.)


Pourtant, R.
Ichmaël tire la conclusion exactement contradictoire
(pas tous les S1 sont P2).

Ceci implique qu’il particularise la prémisse majeure donnée (qui devient: pas
tous les S1 sont P1).

Ce qui rend effectivement exclusive la prémisse mineure (qui devient: seulement les S2 sont P2).

Ce tour de passe-passe n’a aucune justification
dans la logique formelle, puisque – selon une lecture littérale du texte
biblique – les prémisses n’étaient pas
en conflit et n’avaient donc aucun besoin d’être modifiées pour être
harmonisées
.

Les commentateurs invoquent comme motif de cette
manipulation une redondance, qu’on pourrait assimiler au principe d’économie de
R. Akiva.

Mais une telle répétition est expliquée de manière
plus convainquante comme étant un simple rappel ou une application plus spécifique,
nécessité(e) par un contexte nouveau, suivant le principe de R. Ichmaël que
la Torah parle le langage des hommes.

On ne peut donc pas la traiter comme un conflit.

Note: ce diagramme était faux dans l’édition
précédente du présent essai.



Ces arguments sont, donc, clairement, non pas des
processus rationnels visant au tirage de conclusions nécessitées par des prémisses
données, mais des manipulations ex post
facto
, où les prétendues “conclusions” sont prédéterminées et
les soi-disant “prémisses” sont adaptées à elles.

Ce sont des
mesures essentiellement cosmétiques, qui visent à donner une fausse impression
qu’il y a eu une sanction de la raison.

A noter que les rabbins donnent comme prétexte de
cette démarche une tradition orale provenant de la révélation sinaïtique,
mais il faut constater qu’elle requiert parfois des modifications gratuites du
texte écrit.


Il faut avoir de la rigueur dans le domaine de la
connaissance. Le mot “vérité” a un certain sens; il n’est pas
utilisable à volonté. Le mot “donc” n’est pas vrai par simple
affirmation arbitraire.


Autres règles en bref.

On ne peut pas ici entrer dans les détails; j’invite
les lecteurs qui voudraient en savoir plus à consulter Judaic Logic.


Je propose le groupement des treize midote
de R. Ichmaël en trois grandes classes.


Inférences d’information.

No. 1. Qal va’homer (indulgent et sévère). Inférences basées
sur des comparaisons de degré. Déjà traité: en principe, valide.

No. 2. Guézérah chavah
(ordonnance égale). Inférences par analogie, basées sur des homonymies ou
synonymies.

Aussi, des inférences contextuelles: héquech
(proximité dans le même verset) et sémoukhim
(versets contigus).

No. 12. Inférences depuis contexte immédiat (méinyano)
ou plus éloigné (misofo).

Tous ces raisonnements (Nos. 2, 12) sont informels,
et donc parfois discutables.

No. 3. Binyane
av
(construction père). Inférences causales (dans le sens large du
terme): en expliquant les raisons d’une différence ou d’un changement de
loi, on applique le même raisonnement à d’autres cas. Des analogies et généralisations.


Elucidations terminologiques.

Nos. 4-7. Klalim
ouphratim
(généralités et particularités). Noter aussi la version
concurrente de R. Akiva, riboui
oumiout
(large ou restreint). Des sortes de logiques des classes
(inclusions et exclusions) très spéciales, et dans certains cas discutables.


Harmonisations.

No. 10. Kol davar chéhayah bikhlal veyatsa, liton toan
a’her, CHELO KHEINYANO, yatsa léhaqel ouleha’hamir.

Un sujet est subordonné à l’autre; leurs prédicats
sont incompatibles. Pour résoudre ce conflit de manière crédible, la
conclusion doit au moins particulariser la prémisse majeure.

Nos. 8a et 8b. LELAMEDE
(enseigner); deux variantes: OTO HADAVAR ou HEFEKH
HADAVAR
.

Un sujet est subordonné à l’autre; leurs prédicats
sont compatibles, un d’eux impliquant l’autre et/ou vice versa. Déjà traité:
la conclusion de 8a est un non-sequitur;
celle de 8b, une antinomie.

No. 9. Kol davar chéhayah bikhlal veyatsa, liton toan
a’her, CHEHOU KHEINYANO, yatsa léhaqel velo léha’hamir

Un sujet est subordonné à l’autre; leurs prédicats
sont autrement compatibles (cas restants). La conclusion des rabbins n’est pas
assez clairement déterminée.

No. 11. Kol davar chéhayah bikhlal veyatsa, LIDON BEDAVAR
HE’HADACH, y ata yakhol léha’haziro likhlalo, ad chéya’hazirenou hakatouv
likhlalo béféruch.

Concerne les mouvements d’individus d’une classe
à une autre, et retour. On est tenu par R. Ichmaël de chercher un passage qui
confirme que les prédications initiales se reprennent au retour. Mais à noter
qu’une exception éventuelle nécessiterait une lecture non littérale du texte
précédent.

No. 13. Vekhen, CHNEI KHETOUVIM HAMAKHE’HICHIM zeh et zeh ad
chéyavo hakatouv hachlichi véyakhriyaa bénéihem.

Harmonisation de conflits textuels non résolus par
les règles précédentes. Strictement, cette résolution doit venir du texte
lui-même, mais souvent elle provient en fait d’une perspective interprétative.
Principe dialectique finalement assez large et naturel.


Il
faut aussi mentionner la méthode
dialectique
, à cause de la fréquence et l’habileté de son utilisation
dans le discours talmudique. Bien qu’elle ne soit pas incluse dans la liste
des treize règles, elle pourrait être inspirée de, ou avoir inspiré, les règles
Nos. 10, 13 (moins larges).

Elle pourrait être formulée comme suit:


Quand on rencontre une difficulté (kouchya),
c. à. d. une inconsistance ou une tension entre deux thèses ou plus, on peut
et il faut trouver une résolution (térouts).
Cela en préférant une des thèses, ou bien en les réconciliant en les considérant
conditionnelles au lieu de catégoriques, ou encore en distinguant les champs
d’application de leurs termes.

Il est intéressant de noter en passant que la méthode
dialectique était aussi, plus tard, un pilier des herméneutiques chrétienne
et islamique.


Voir
aussi les articles sur l’herméneutique du talmud dans:

The Jewish Encyclopedia
(New York: Funk, 1968).

Encyclopaedia Judaica
(Jerusalem: Keter, 1972).

Meir
Zvi Bergman, Gateway to the Talmud
(New York: Mesorah, 1985).

En français:

Gabriel Abitbol, Logique
du droit talmudique
(Paris: Sciences Hébraïques, 1993).


Bilan.
Quelques commentaires d’ordre général.


Dans cet essai, je vous ai présenté de manière
quelque peu détaillée trois exemples significatifs. Le premier, concernant
l’argument a fortiori, pour démontrer la justesse de certains raisonnements
talmudiques. Le deuxième, concernant la vérification ou falsification
empirique de prédictions, pour démontrer que les listes de méthodes
rabbiniques sont incomplètes selon la Torah. Le troisième exemple, concernant
la règle lélamède, pour démontrer
comment le raisonnement talmudique tend à diverger de la logique pure.

J’aimerais maintenant tirer quelques conclusions générales.


Les règles
d’interprétation talmudiques sont généralement très vaguement formulées
.

Ainsi, la liste de treize règles de R. Ichmaël ne
fait que mentionner les noms
d’arguments tels que qal
va’homer
, guézérah chavah ou binyane av, sans en donner des descriptions précises.

Dans certain cas, comme pour les règles
d’harmonisation (Nos. 8, 9, 10, 11, 13), il y a une définition plus détaillée
de l’argument. Mais si on l’examine de plus près, on se rend vite compte
qu’elle n’est pas assez précise pour
reconstruire
le format en question depuis cette définition.

Ce flou est expliqué en disant que les rabbins du
talmud étaient tous tellement clairs sur ces questions, qu’ils n’avaient
pas besoin qu’on leur fasse un dessin. Quant aux rabbins plus tardifs, qui ont
souvent réussi à mieux expliciter les aspects formels des arguments, ils
avaient à leur disposition tous les exemples inclus dans le talmud pour les
guider.

Mais en fait, comme je le démontre dans Judaic
Logic
, n’ayant pas des notions assez claires de formalisation, les
rabbins talmudiques et leurs disciples, se
trompaient souvent dans le classement
de tel ou tel cas dans telle ou telle
catégorie.

Souvent, le flou dans la définition d’une règle
rendait possible le classement sous son titre d’un cas de raisonnement de
forme très superficiellement similaire, mais en vérité tout à fait différente
.


Une autre conséquence grave du manque de définition
claire, en comparaison à la méthode aristotélicienne, est l’incapacité technique des rabbins à évaluer leurs raisonnements,
pour les valider ou bien les rejeter.

En fin de compte, le prestige d’un rabbin servait
de garantie de validité de son argument; et quant aux personnes extérieures à
ce groupe privilégié, leur potentiel critique était muselé par la peur
d’un rejet collectif, sinon d’une sanction divine.

Cette incompréhension de la nature formelle de la
logique est confirmée par la doctrine rabbinique post-talmudique selon laquelle
ils n’ont pas l’autorité de corriger les raisonnements des rabbins du talmud
qui leur semblent erronés.


Les justificatifs
généraux
, tels que l’argument qu’il s’agissait de traditions orales
transmises de maître à disciple et de père en fils depuis la révélation
sinaïtique, sont très circulaires, et inadmissibles pour la logique pure.

Ce justificatif implique le scénario que D. a voulu
ces règles pour rendre possible l’épanouissement éventuel du droit juif
depuis un nombre limité de lois constitutionnelles écrites (la Torah). Mais si
c’était le cas, les règles d’inférences en question ne pourraient pas être
ésotériques; elles devraient être
elles-mêmes écrites dans la Torah
, pour garantir leur crédibilité. Or,
elles ne le sont pas.

De plus, elles
ne correspondent pas entièrement aux normes de raisonnement naturel
. Bien
qu’elles aient généralement une base quelconque de raisonnement naturel, on
y trouve – sauf quelques exceptions notables –
des
aspects très artificiels
. Cela est tout à fait établi dans notre analyse.

La cause de ces développements artificiels est
apparemment le besoin d’obtenir des résultats
déterminés par avance
, c. à d. ou bien reçus comme tradition orale de
source nébuleuse (une accumulation anonyme dans le temps), ou bien déjà décidés
par les rabbins du talmud eux-mêmes (de la même génération ou d’une génération
antérieure) et donc difficiles à nier sans nuire à leur autorité absolue.

Ainsi, quand une contradiction fait son apparence
dans le discours rabbinique, on est souvent obligé de modifier les règles du jeu (c. à d. le processus de
“raisonnement”) pour recouvrer l’équilibre perdu.

D’ailleurs, si on considère le talmud entier, on
peut y voir parfois l’application de tel système de raisonnement et parfois
de son rival (p. ex. les klalim ouphratim
de R. Ichmaël ou les riboui oumiout
de R. Akiva).[13]

Et effectivement, on constate dans le discours
talmudique une grande ingéniosité, des tournures de pensée qu’on pourrait
caractériser de gymnastique de l’extrême, pour arriver coûte que coûte aux
résultats voulus.


La question de la compatibilité de tout cela avec le
texte biblique est trop complexe pour traitement adéquat ici. Il faut être
clair et admettre que le texte biblique lui-même contient beaucoup de
contradictions. Les rabbins “raisonnent” le texte, non seulement pour
en tirer des leçons, mais souvent pour le rendre consistant. Néanmoins,
souvent ils s’éloignent d’une lecture littérale (et donc modifient la
donne) pour des raisons obscures: nous avons ici vu au moins un cas avec la règle
lélamède héfekh hadavar.

Les arguments proposés pour défendre de tels procédés
sont boiteux.

La Torah contient en elle-même (dans le Deutéronome,
versets 4:2 et 13:1) des injonctions qu’on ne doit pas s’éloigner de
“son mot”: n’y ajoute rien et
n’y soustrait rien
. Or, c’est clair qu’en pratique ça n’a pas été
le cas; bien que les apologistes le nie en prétendant comprendre toute déviation
comme “implicite” dans le texte.[14]

L’analyse formelle ne laisse aucun doute: une généralisation
du genre qu’on a vu dans la règle lélamède oto hadavar constitue un ajout et une particularisation comme celle qu’on a vue dans la règle
lélamède héfekh hadavar est une soustraction.


Tout ceci est un
constat, sans préjugé, sans aucun parti pris
.

Sa force est qu’il provient d’une étude indépendante
du contenu
des arguments, une étude qui se concentre exclusivement sur la forme logique du discours.

Les résultats sont donc indéniables, et libérés
de tout motif personnel[15].

On ne peut pas nier la logique, puisqu’elle représente
précisément les normes de jugement
objectif
de toute doctrine ou prise de position (qu’elle soit raisonnée,
intuitive ou volontaire, par foi ou tout autre motif, bon ou mauvais).

En conclusion, les
rabbins ont fait des contributions intéressantes et valables à la logique,
mais ils ont aussi dévié d’elle
(combien statistiquement, il reste à
voir[16]).

Avi Sion, 1999.

Le talmud et la
raison …

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(c) Avi
Sion
, 1999.

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Author-publisher, except in case of brief quotations with due acknowledgement.

ISBN
2-9700091-2-9

 


[1]

La présente Nouvelle édition comprend quelques
clarifications, et surtout la correction de quelques erreurs (dues à mon
empressement durant la rédaction de la première édition, pour lesquelles
je m’excuse).

[2]
Acronyme. La Torah (les cinq livres de Moïse) plus le Nakh forment ensemble
le Tanakh, la Bible juive entière.

[3]
Tout cela est doublement vrai en ce qui concerne l’exégèse de la haggadah
(les aspects non-juridiques de la tradition). Là, l’imagination a libre
cours.

[4]
Cette question a d’autres aspects, tels que: quand est-ce que l’argument a
été remarqué en tant qu’acte logique, et puis (même si graduellement)
formalisé et validé, et par qui? Il reste à faire beaucoup de travail
dans ce domaine. Jean Piaget aurait pour sa part posé la question génétique:
dès quels ages les êtres humains sont-ils respectivement capables de
comprendre un tel argument s’ils l’entendent et de s’en servir eux-mêmes?

[5]
J’ai aussi identifié des formes secondaires d’a fortiori valide, qui
constituent d’autres figures moins typiques (notamment QRS/PRS/PRQ et
SRQ/SRP/RPQ). J’ai aussi trouvé des cas d’utilisation de ces formes dérivées
dans le talmud (p. ex. dans ‘Hulin
24a).

[6]
Comme on verra plus loin, dans le cadre d’efforts de validation, si les rôles
des termes (ou thèses) majeurs et mineurs sont invertis, on obtient des
arguments invalidables.

[7]
Cette distinction n’est pas connue des rabbins. A noter qu’il y a des
situations où l’analogie entre le copulatif et l’implicationnel cesse (voir
Judaic Logic, p. 46).

[8]
La distinction entre miqal-lé’homer et mi’homer-léqal
(c. à d. l’orientation “du mineur au majeur” et “du majeur
au mineur”, respectivement) était explicitée par les rabbins. On
pourrait dire de même concernant la distinction de polarité.

[9]
A noter que dans la Bible, les arguments a fortiori, généralement,
n’incluent que prémisse mineure et conclusion; la prémisse majeure
restant tacite, à reconstruire
par le lecteur. Cela veut dire qu’elle n’est pas dans le texte, mais
sous-entendue, c. à d. nécessaire pour la compréhension des passages
concernés en tant qu’argument a
fortiori (ce que nous faisons naturellement). Sans quoi on ne peut pas
supposer une relation de logique déductive entre la prémisse mineure et la
conclusion qui constituent le texte concerné.

[10]
On ne peut pas dire que la “nouvelle méthode” (novum
organon
) de Francis Bacon soit calquée sur ces passages bibliques; bien
qu’on puisse imaginer une influence subconsciente puisque les Anglais de
ce temps-là lisaient l’Ancien testament. En tout cas, Bacon est un des pères
fondateurs de la méthodologie scientifique moderne (avec son contemporain
Galilée, 1564-1642, et bien avant Newton, 1642-1727). Il peut être considéré
comme ayant effectivement joué le rôle historique de généralisateur de
la formule biblique.

[11]
Ex. 23:1-3, 6-9, Lev. 19:15 et Dt. 1:17, ou encore Ex. 20:13 et Dt. 5:17, et
même Lev. 19:35-36 et Dt. 25:13-16. Voir aussi les commentaires rabbiniques
là-dessus.

[12]
Il est certain que la justesse de notre évaluation dépend non seulement du
procédé de réduction, mais aussi de la pertinence de la formalisation
proposée. Si quelqu’un trouve une de mes formalisations erronée, je serais
très intéressé d’en être informé!

[13]
De plus, au début ces méthodes diverses (chitote)
étaient, avec raison, considérées comme incompatibles dans une et même
thèse; mais avec le temps leur légitimité traditionnelle s’est accrue, et
on acceptait de les mélanger à volonté.

[14]
A ce sujet, je recommande la lecture de Mendell Lewittes, Principles
and Development of Jewish Law
(New York: Bloch, 1987).

[15]
Il serait erroné de chercher dans cet essai le soutien d’une quelconque
thèse concurrente, comme par exemple celle des Qaraïtes (que je soupçonne
de procédés tout aussi illicites). L’approche que je préconise, d’évaluation
logique des raisonnements, est sûre de mettre en difficulté tous les
discours religieux, comme d’ailleurs la plupart des discours politiques et
autres philosophies de la vie. Tout humain est faillible et tend à errer
dans ses raisonnements, chacun à sa façon, surtout dans ces domaines-là.

[16]
De nos jours, grâce à l’ordinateur, on peut espérer répondre à cette
question assez vite.